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  • Par Nicolas B.

La pensée complexe


C'est bien parce que le monde est complexe qu'il est beau.

Parce que tout est lié, interdépendant, en mouvement, avec une part d'incertitude, d'inconnu et d’aléas permanent. Un équilibre dynamique, un aller-retour incessant entre la partie et son tout, une construction à jamais inachevée, irréductible, incompressible à quelques lois basiques, mais une auto-influence incessante, une mise en abîme, une récursivité du monde sur lui-même, de la pensée du monde sur elle-même.


Tout cela je l'ai en moi depuis toujours.


Je le ressens mais j'ai tendance à le réprouver car de nos jours, dans notre société, tout doit être étiquetable, identifiable, limpide, compréhensible, en particulier afin d'être promu et commercialisable.

Pour qu'un produit se vende, il faut impérativement qu'il réponde rationnellement à un besoin, à un manque, ou à une faille clairement identifiés. Il faut qu'il ait été pensé dans ce but.

C'est malheureusement le cas aussi pour l'art. Il faut un "propos", un "discours", une "vision" compréhensibles, sans quoi il y a peu de chance que des financeurs vous suivent dans votre incertitude. Or qu'est-ce que l'art si, dans son questionnement même, ne peut s'exprimer l'incertitude ?

C'est justement là où l’œuvre d'art peut encore avoir peut-être un rôle à jouer : lorsqu'elle s'éloigne d'un bien de consommation et ne répond plus à un besoin, à une attente. Comme le remarque l'artiste et philosophe Grégory Chatonsky :

"De plus en plus souvent, on demande, on exige de l’art d’être utile et de servir à sauver l’humanité en proposant des solutions, fussent-elles utopiques, ouvrant du moins des nouvelles perspectives. À rendre donc le futur désirable par l’innovation et l’activisme. Mais en accordant un tel pouvoir à l’œuvre d’art, on lui enlève toute capacité d’action du fait de cette surenchère. Il faut répondre à cette exigence d’usage de l’œuvre d’art par une suspension de l’usage qui est aussi une mise à blanc du monde : le possible.


[...] L’œuvre d’art n’a pas pour objectif de nous guérir ou de nous soigner, de trouver une solution, mais de rendre encore plus sensible la blessure d’un traumatisme qui est le monde en soi. Il y a dans l’œuvre d’art une blessure et une souffrance, une peine antérieure même à notre histoire individuelle qui est celle de la matière dont nous sommes faits, nous vivants, et qui fut morte."(1)

J'ai récemment eu vent d'un retour de spectateur à propos d'une création sonore que j'ai réalisée pour une pièce de danse contemporaine et dans laquelle un passage était a priori questionnant, mais "pas dans le bon sens."

Cette remarque m'a évidemment interpellé : il y aurait donc un bon sens au questionnement ?

Sans avoir davantage d'explication, ce que j'ai fini par en conclure, c'est que la personne avait accepté de se questionner pendant la pièce mais qu'elle n'avait pas supporté de devoir sortir de la salle sans finalement obtenir de résolution, et sans comprendre ce qui - pour elle en tout cas - il aurait du y avoir à comprendre.

On me reproche d'ailleurs assez régulièrement de compliquer des choses qui pourraient parfois peut-être être plus simples. Mais je ne les complique pas volontairement. Rien n'est simple. Tout est interrelié, interdépendant. La moindre modification d'un élément peut avoir des conséquences inimaginables ou au contraire n'en avoir aucune. C'est le propre de la théorie du chaos qui semble régir une partie de l'univers.

Nous sommes à une époque de mise en ordre où le web et ses moteurs de recherche nous offre instantanément une réponse à la moindre interrogation. Et dès lors que nous n'obtenons pas ce que nous attendons, nous nous sentons désemparés. Nous acceptons de ne pas comprendre, mais à la seule condition que cette incompréhension s'avère soit ludique, soit justifiée, soit potentiellement explicable.


Pour moi la complexité, c'est être résolument irrésolu à l'incompréhension du monde et d'être nous-mêmes le moteur de ce qui nous échappe.

C'est ce qui, pour moi en tout cas, semble faire la beauté du concept de pensée complexe d'Edgar Morin, où en lui réside la réponse même de son irrésolution. A lui donc de conclure cet article :


"Je suis persuadé qu’un des aspects de la crise de notre siècle est l’état de barbarie de nos idées, l’état de préhistoire de l’esprit humain qui est encore dominé par les concepts, les théories, les doctrines qu’il a produits, exactement comme nous avons pensé que les hommes archaïques étaient dominés par leurs mythes et par leur magie. Nos prédécesseurs avaient des mythologies plus concrètes. Nous subissons, nous, le contrôle de puissances abstraites. Dès lors, l’établissement de dialogues entre nos esprits avec leurs productions réifiées en idées et systèmes d’idées, est une chose indispensable pour affronter les problèmes dramatiques de la fin de ce millénaire. Notre besoin de civilisation comporte le besoin d’une civilisation de l’esprit. Si nous pouvons encore oser espérer quelques améliorations et quelques changements dans les rapports des humains entre eux (je veux dire pas seulement entre empires, pas seulement entre nations mais entre personnes, entre individus et même entre soi et soi), alors ce grand saut civilisationnel et historique comporte aussi, à mes yeux, le saut vers la pensée de la complexité."(2)



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